CHAPITRE VI

Les bandits avaient dû s'attendre à tout, sauf à une telle sortie. Confiants dans leur nombre, ils avaient sans doute pensé qu'une belle et bonne bataille leur apporterait richesse et nourriture, avec en sus la joie de prendre du bon temps en compagnie de jolies femmes livrées à leurs appétits.

Au lieu de cela, ils se virent assaillis par une poignée de démons dont les lames volaient dans les airs et retombaient telles des faux mortelles. C'était sur cet effet de surprise autant que sur le courage de ses hommes qu'Orbret avait compté pour compenser leur infériorité numérique. Dès les premiers instants du combat, le jeune chef comprit qu'il avait misé juste.

La majorité des brigands, qui n'étaient pas d'anciens soldats mais de misérables paysans aux ventres creux, lâchèrent pied sans même chercher à résister, après qu'une demi-douzaine d'entre eux se furent effondrés, ensanglantés. Les autres firent face tant bien que mal, mais déjà, ils étaient séparés les uns des autres.

Orbret avait bien entendu choisi de se mesurer avec Ikjeddâ. Il le chargera en l'appelant et en l'insultant. Mais l'ancien chef de guerre, tout bandit qu'il fût devenu, n'était pas un maladroit. Il évita la ruée de son jeune adversaire et riposta.

Orbret devina son coup de sabre et, tout en faisant volter son cheval, s'effaça sur sa selle. La lame frôla le sommet de son casque et s'enfonça profondément dans la tête de sa monture. L'animal s'effondra, ruant dans un sursaut d'agonie.

Sans lâcher son sabre, Orbret roula sur lui-même, se retrouva à genoux. Un cavalier dépenaillé fonçait sur lui, la lance pointée. Le jeune homme se jeta de côté sans chercher à se relever, frappa horizontalement, tranchant la jambe nue de l'attaquant.

Puis, sans se préoccuper de sa victime hurlante, Orbret se remit sur ses pieds. Il chercha Ikjeddâ et le découvrit, à quelques pas de lui, le sabre levé, s'efforçant de regrouper ses hommes.

— Ikjeddâ ! cria-t-il.

Le brigand tourna la tête en s'entendant héler. Orbret se campa bien droit, en garde basse, sa lame dissimulée contre sa jambe droite.

— Tu vas mourir ! hurla le hors-la-loi en fouettant le flanc de sa bête.

Orbret vida ses poumons. Il eut l'impression fugitive que le temps n'existait plus, qu'il se résolvait dans le vide. Un vide qui les englobait, lui, Ikjeddâ… et leurs armes !

Le cheval fut sur lui. D'un élan, Orbret se détendit. Son sabre décapita l'animal qui effectua encore deux foulées, grotesque monstre ensanglanté, avant de rouler en avant.

En guerrier expérimenté, Ikjeddâ avait déjà sauté de sa selle. Il se reçut sur le sol et fit face, l'arme pointée.

Les lames s'entrechoquèrent. Orbret faillit se laisser surprendre. Il avait couru sur son ennemi, mais la promptitude avec laquelle celui-ci para et riposta fit que la pointe de l'arme entailla le brassard de son armure. Orbret n'eût-il pas porté de cotte de mailles qu'il eût eu l'avant-bras tranché !

Les deux hommes firent un pas en arrière, se fixant avec les mêmes yeux enflammés. Tous deux avaient le souffle court. Orbret baissa le regard, contemplant un point imaginaire à la base du cou du brigand…

Il pressentit l'attaque une fraction de seconde avant qu'Ikjeddâ ne frappe. Sans chercher à comprendre par quelle fulgurante intuition il avait pu percevoir le mouvement du bandit, il darda son sabre, déviant le coup qui lui était destiné, et frappa en retour. L'extrémité de son arme déchira le plastron de l'armure du hors-la-loi, à la base du cou, exactement à l'endroit qu'il avait regardé. Le sang jaillit, et Ikjeddâ cria de douleur en trébuchant en arrière.

Orbret hurla. Un hurlement venu des tréfonds de son être. Il mit tant de puissance dans son coup qu'il s'imagina fendre l'univers tout entier. Et c'est à peine s'il sentit la résistance du métal de l'armure, du rembourrage des sous-vêtements, de la peau, des muscles, des os…

Il criait encore quand son sabre s'échappa du corps tranché en deux du crâne au nombril. Ikjeddâ resta debout une longue seconde avant de s'effondrer, son sang giclant au milieu de l'amas de ses organes exposés ainsi qu'en une coupe chirurgicale.

Orbret contempla un instant le corps effroyablement mutilé de l'ancien officier. Lodhi-Nam lui avait autrefois raconté que, jeune guerrier, il avait eu pour tâche de vérifier la qualité des épées neuves en tranchant les cadavres de condamnés à mort. C'était une taille très difficile à réaliser. Il venait de la réussir comme en se jouant…

Nombre de combattants, brigands et soldats, avaient vu son coup de sabre. Ils le regardaient à présent avec une sorte de stupeur superstitieuse. Le jeune homme essuya le sang qui avait éclaboussé son visage. Il leva sa lame rougie.

— Pas de quartier ! rugit-il en se jetant en avant.

Son cri galvanisa ses hommes. Singu à leur tête, ils se jetèrent à corps perdu dans la mêlée.

Orbret courut jusqu'en haut d'une ravine qui descendait vers le village de Stoski. Pressés par l'assaut des moines et des soldats, les bandits s'y jetaient pour fuir. Mais les lances de leurs adversaires les perçaient les uns après les autres. Ils mouraient comme moutons à l'abattoir.

— Ça suffit ! clama Orbret.

Ses hommes se tournèrent vers lui. Il essaya la sueur qui coulait sur son front, malgré le bandeau noué sous son casque.

— Inutile de poursuivre ceux-là, dit-il en montrant les derniers hors-la-loi qui, désespérément, escaladaient les corps de leurs camarades pour tenter d'échapper à leurs bourreaux. Allons soutenir nos camarades !

Car il n'oubliait pas Calhan, qui devait faire face à l'autre troupe ennemie. Entraînant ses soldats, il fit demi-tour et, en toute hâte, rallia le monastère. Ses hommes hurlaient comme des démons. D'autres hurlements leurs répondirent : ceux des brigands, qui croyaient que c'étaient leurs camarades qui arrivaient.

Orbret avisa un cheval sans cavalier. Il l'empoigna par les rênes et, en voltige, sauta sur son dos. Il l'éperonna et déboucha en bordure d'une petite clairière. Là, regroupés pour défendre le mur du temple, Calhan et ses combattants, réduits à une poignée, affrontaient les bandits. De nombreux cadavres attestaient que la bataille avait été aussi âpre en ces lieux que de l'autre côté de l'enceinte.

— Tiens bon, Calhan ! cria Orbret en faisant tournoyer son sabre.

Ses hommes se jetèrent en avant. Se voyant secourus miraculeusement, Calhan et les siens redoublèrent d'ardeur, faisant reculer leurs assaillants.

Le cliquetis des sabres et des lances, les cris de haine et de souffrance, les râles des blessés passèrent par un paroxysme. La bataille culmina, puis les hors-la-loi se rendirent compte que la fortune des armes les avait abandonnés. Il ne leur restait plus qu'à mourir… ou tenter de fuir dans la forêt.

Ceux qui, autrefois, avaient été des soldats firent face.

— En avant ! cria à nouveau Orbret.

Les brigands étaient encerclés. Le combat fut bref. Décimés, percés de mille coups, la plupart des bandits tombèrent. Cinq, blessés, s'agenouillèrent en jetant leurs armes.

Orbret inspira un grand coup, ivre. Il leva son sabre.

— Victoire ! Victoire !

Ses hommes reprirent son cri, trois fois, selon le rite. Puis, d'un mouvement, le jeune chef rengaina. Il montra les cinq prisonniers et ordonna, le ton sec :

— Qu'on les crucifie… Ces chiens ne méritent ni un jugement, ni l'honneur du suicide.

Il tourna les talons pendant que ses soldats, hurlant de joie, se ruaient sur les vaincus et les hissaient dans les arbres.

Singu rejoignit Orbret sur le chemin du temple.

— Vous êtes un homme plein de contradictions, Orbret Afeytah, observa-t-il.

Orbret lui jeta un regard étonné.

— Pourquoi ?

— Grâcier un bandit, ordonner la mise à mort d'autres… Comment avez-vous fait votre choix ?

Orbret ne répliqua pas, troublé. Il n'avait pas songé à cela. Il se retourna. Les cinq blessés avaient déjà été cloués, nus, sur les troncs des sapins. Il se mordit les lèvres, regrettant soudainement sa cruauté.

— Je vous félicite pour votre belle victoire, reprit Singu, le regard pénétrant. Ce fut un beau combat… C'est ce que l'on dit, n'est-ce pas ?

Orbret baissa la tête.

— Comment des officiers peuvent-ils devenir des hors-la-loi ? maugréa-t-il.

— Trouvez-vous donc que les agissements des hors-la-loi soient si différents de ceux de soldats ? Il me semble que seul l'alibi de l'ordre donné permet à certains de se sentir en règle avec leur conscience. J'imagine que c'est votre cas, Orbret Afeytah… Vous serez un excellent homme de guerre, et votre seigneur vous récompensera.

— Mais… ne souhaitiez-vous pas vous-même débarrasser la région de cette racaille qui l'infectait ? protesta Orbret.

Singu eut un sourire.

— Orbret Afeytah, je n'ai jamais prétendu n'être pas moi-même un homme empli de contradictions… L'âme humaine n'est pas un livre ouvert. La destinée non plus… Méditez là-dessus, mon ami, comme je vais le faire moi-même… Et prions tous deux pour ceux que nous venons de tuer.

 

Au monastère, il n'y eut aucune explosion de joie pour fêter la victoire. Nulle manifestation délirante, mais de simples sourires trahissant le soulagement unanime. Encore couvert de sang, et profondément troublé par les propos de Singu, Orbret alla s'agenouiller devant l'autel des génies et leur rendit grâce pour sa réussite. Singu le rejoignit et, sans mot dire, les deux hommes se recueillirent longuement. Orbret demanda aux divinités de l'éclairer. Puis il pria pour ses hommes. Il en avait perdu onze, mais cinq autres, grièvement blessés, auraient bien de la chance s'ils pouvaient se remettre.

Une fois ses dévotions accomplies, sans avoir échangé un mot supplémentaire avec l'abbé, le jeune guerrier se rendit dans les petites étuves du monastère. L'exaltation du combat retombée, il ne supportait plus l'odeur de sang et de mort qui s'attachait à lui. Il se baigna, macérant dans l'eau chaude, se lava les cheveux à plusieurs reprises, se cura les ongles avec une attention maniaque et se gratta la peau jusqu'à ce qu'elle soit rouge vif. Il aurait voulu pouvoir gratter pareillement son esprit pour en arracher l'écho de sa voix ordonnant qu'on supplicie les prisonniers…

Un novice lui amena une robe de coton dans laquelle, au sortir de l'eau, il se drapa avec satisfaction. Il allait quitter la maison de bains lorsque le jeune homme lui tendit un papier, sans dire un mot. Étonné, Orbret saisit le message.

C'était de Suwa. Son cœur fit un petit bond dans sa poitrine. Son amie était vraiment audacieuse ! Elle lui demandait de la rejoindre à la nuit. C'était une impertinence sans pareille qu'une femme relance un homme dans un temple où les saints moines étaient voués au célibat le plus sévère.

Orbret aurait dû s'offusquer de cette invite. Ce ne fut pas le cas. Il hésita. Il redoutait la colère de Singu, si par hasard l'abbé apprenait qu'il allait retrouver Suwa. Mais il avait envie d'elle, charnellement et moralement. Les paroles du moine, ses critiques, l'avaient ébranlé. Les cris des suppliciés retentissaient encore à ses oreilles. Il était seul… Seul depuis le départ de Matilan. Son esprit et son corps aspiraient à la douce détente dans les bras d'une femme…

 

Orbret attendit la nuit avec impatience. Il vaqua à ses occupations de chef, inspectant ses blessés, établissant des tours de garde, bien qu'il fût douteux que les brigands reviennent, après ce qu'ils avaient subi. Enfin, quand les lampes à huile furent allumées devant les autels, il regagna sa cellule. Mais il ne se coucha pas. Il attendit que le calme règne. Une cloche sonna la dixième heure. Alors il se dévêtit, enfila des braies courtes, saisit son sabre et sortit.

Il pleuvait à nouveau, et le vent était frais. Orbret jugea que la neige ferait bientôt son apparition. Cela ne faciliterait pas la fin du voyage.

Il se hâta en direction du bâtiment des femmes, qu'il atteignit sans voir vu âme qui vive et dont il poussa la porte. Il faisait très sombre. Il attendit un instant, désorienté. Il ne savait pas où couchait Suwa. Comment pourrait-il trouver sa chambre ?

Alors qu'il se demandait s'il n'allait pas être obligé de retourner chez lui, Orbret vit une porte coulisser légèrement et un bras nu lui faire signe. Avec un sourire, le jeune homme s'avança. Par l'entrebâillement du panneau, il distingua fugitivement le visage de Suwa. Il entra. Il y eut un frôlement, et la porte se referma. Orbret voulut parler, mais une petite main se posa sur ses lèvres.

— Ne dis rien, mon aimé, murmura Suwa. Nous commettons un sacrilège !

Elle tremblait. Orbret la serra dans ses bras. Elle était nue. Il lui caressa le dos jusqu'à ce qu'elle se calme, respirant son doux parfum, s'émerveillant de la douceur de sa peau. Ils s'embrassèrent. L'obscurité était profonde. Ce n'en avait que plus de charme…

Suwa respirait vite et fort. À tâtons, elle défit les braies d'Orbret. Ses mains se moulèrent sur sa colonne érigée. Doucement, toujours sans parler, elle le fit s'allonger sur sa couche, se pencha au-dessus de lui. À deux mains, elle continua à lui flatter le sexe, ses seins effleurant la poitrine du jeune homme. Orbret se mit à gémir, impatient que Suwa s'allonge sur son corps et s'offre…

Au contraire, la jeune fille se releva.

— Mais…

— Chut… Attends !

Stupéfait, il distingua plus qu'il ne vit sa maîtresse se couler vers la porte, l'ouvrir et, nue, sortir de la chambre. Il se redressa sur un coude, écarquillant les yeux.

— Qu'est-ce qu'il lui prend ? marmonna-t-il, prêt à se lever.

Mais déjà, Suwa revenait. Elle rentra très vite et referma.

— Qu'est-ce que…

— Chut !

Elle se lova contre lui. Il se laissa aller, refermant les bras sur elle, renonçant à lui poser des questions. Elle sentait le jasmin, et il respira profondément cette senteur délicate.

Les mains de Suwa couraient sur sa peau. Elles reprirent possession de son membre. Il avait une envie démesurée de la posséder mais devinait qu'elle désirait prendre l'initiative de leurs jeux amoureux. Aussi resta-t-il passif, savourant les délices que la jeune fille lui faisait connaître.

Aux mains de Suwa s'ajouta sa bouche. Elle l'embrassait sur le cou, la poitrine, les épaules, et la pointe de sa langue, l'effleurant, le faisait gémir de volupté. Suwa jouait de son corps avec un art consommé. Elle intensifiait son désir sans le laisser s'épancher, retardant l'instant où ils s'uniraient. À la fois lucide et étourdi, Orbret se laissa emporter. Sa compagne se montrait infiniment plus hardie et experte que lors de leur première nuit d'étreinte. C'était un immense plaisir que de faire l'amour comme cela…

Pourtant, lorsque Suwa prit son sexe dans l'écrin velouté de sa bouche et que ses dents jouèrent avec sa chair la plus sensible, il dut s'avouer vaincu. Grondant, les reins fougueux, il donna à cette bouche ce qu'elle lui réclamait si avidement et qu'il ne pouvait plus retenir. Puis, se redressant, il saisit son amante à la taille, la coucha sur le dos et, encore frémissant de plaisir, l'encloua.

Elle poussa un long cri. Son corps se déchaîna, obéissant à celui d'Orbret. Les deux jeunes gens s'unirent avec frénésie, se dévorant les lèvres, les mains aussi ardentes que le ventre, leurs soupirs et leurs cris se répondant en écho. La tension monta en eux comme la même vague irrésistible. Ils plantèrent leurs ongles dans la chair de l'autre et se déchirèrent à l'unisson, unis par tout leur être et par un plaisir qui ressemblait à la mort.

Enfin, ils retombèrent, gémissant tels deux animaux en rut, traversés par la même douce langueur.

Ils restèrent ainsi pendant ce qui pouvait être une éternité. Un rayon de lune, perçant enfin les nuages, filtra à travers une étroite meurtrière, emplissant la chambre d'une pâle clarté. Orbret leva la tête. Une tête plus lourde que si elle avait été remplie de plomb. Débordant de tendresse, il regarda sa compagne.

Son sang se glaça, en même temps qu'un bonheur fou l'envahissait…

Il venait de faire l'amour avec Zelmiane…

Orbret ne parvenait pas à en croire ses yeux. Il était victime d'un enchantement ! Un démon lui faisait une mauvaise farce ! Il ne pouvait pas tenir entre ses bras la concubine de son seigneur ! Il ne pouvait pas avoir commis cette effroyable félonie ! Il rêvait éveillé !

Une main douce comme un duvet de cygne lui caressa la joue, et ses yeux s'emplirent de larmes. Il ne rêvait pas… C'était bien Zelmiane qui le caressait, lui souriait et se pressait contre lui. Zelmiane qu'il possédait encore, tout entier englouti en elle…

Il voulut se retirer, mais elle le retint aux reins avec une force insoupçonnée.

— Non ! Ne me laisse pas… Je veux te sentir habiter mon ventre !

Incapable de résister à cette voix que faisait trembler une note tragique, il nicha son visage contre l'épaule satinée de la jeune femme. Il lui baisa les cheveux, les joues, la bouche enfin.

— Je t'aime, Orbret Afeytah, murmura Zelmiane. Accepte mon amour. Ne le repousse pas, ou je mourrai…

Il gémit et la serra encore plus fort. Un sentiment tumultueux le secouait. Zelmiane l'aimait ! C'était impossible ! Et pourtant, c'était vrai ! Elle le lui glissait à l'oreille. Sa bouche le lui criait, mais aussi son ventre, son corps, son souffle sur sa peau. Ses doigts qui jouaient avec ses cheveux sur sa nuque. Ses seins écrasés contre son torse. Ses jambes nouées aux siennes. Elle le lui disait, le lui chantait, le lui criait. Sa chair était offerte à la sienne, et le lent mouvement de son bassin faisait déjà renaître le désir en lui.

— Je t'aime… Je t'ai aimé aussitôt que je t'ai vu… Tu es tout ce que je souhaite depuis mon enfance… Tu es courageux… Tu es beau… Tu es noble… Tu es mon amour… Mon seul et unique amour… Tu es celui que j'attendais, Orbret Afeytah… Ne m'abandonne pas… Je t'en conjure… Ne pars pas… Reste en moi !

Orbret secoua la tête. Il ne voulait pas partir. Il voulait rester en Zelmiane. Il voulait entendre et entendre encore ces paroles qui coulaient en lui comme une eau pure. Des paroles merveilleuses et funestes…

 

Enfin, au bout de leur jouissance, les deux jeunes gens se séparèrent. Orbret se souleva sur les coudes tandis que Zelmiane se laissait aller sur la couche dévastée. Il faisait à nouveau très sombre. Il posa la tête sur le ventre de son amante et baisa la toison de son pubis. Elle sentait l'amour, le mâle, le plaisir. Elle sentait bon. Elle caressa ses cheveux.

— Je t'aime, Zelmiane, dit-il tout bas. Tant pis si je suis devenu félon. Demain, je me percerai la poitrine…

— Non !

Zelmiane s'était redressée, lui tirant les cheveux. Elle le secoua brutalement. Mais, presque aussitôt, elle se serra contre lui.

— Je t'interdis de te donner la mort ! Tu m'entends, je te l'interdis !

Elle haletait, semblant au paroxysme de la fureur. Puis, sans transition, elle se calma et murmura, vibrante :

— Je ne veux pas que tu meures, mon aimé. Je devine ce que tu ressens. Moi-même, je viens pour la première fois de trahir mon seigneur… Mais mon amour est trop fort pour que j'accepte que la mort y mette fin. Je veux vivre ! Je veux que tu vives ! Le reste importe peu !

Orbret ne répliqua pas, à la fois éperdu du bonheur d'être aimé par celle qui hantait chacune de ses pensées, et anéanti par la honte de s'être conduit bassement vis-à-vis de Wiolan Hazuka… et de Suwa. Son avenir de guerrier n'existait plus et, avec toute la démesure de sa jeunesse, il ne pouvait ni admettre son déshonneur ni renier son sentiment.

Comme si elle avait deviné les pensées de son amant, Zelmiane reprit :

— Ce qui vient de se passer n'appartient qu'à nous. Suwa ne dira rien, parce qu'elle t'aime autant qu'elle m'est dévouée. Jamais elle ne parlera de ce qui existe entre nous, et toi non plus.

Orbret écoutait, les yeux grands ouverts dans l'obscurité. Il ne s'y trompait pas. Les paroles de Zelmiane résonnaient comme des ordres.

— Toi et moi…, murmura la jeune femme en baissant son front. Toi et moi… toi et Suwa…

Elle s'interrompit puis poursuivit, le berçant contre elle :

— Ma vie n'est que tristesse. Je suis seule… Wiolan Hazuka m'aime comme il aime ses bibelots, ses coussins précieux, sa vaisselle fine… Il est gras… Il est lourd… L'amour ne l'intéresse plus autant qu'à l'époque où il m'a achetée… Il me préfère les jeunes garçons… Je t'en prie, Orbret… Accorde-moi d'être heureuse… Même si c'est en cachette… Même si c'est dans le péché et l'adultère… Si tu meurs, je mourrai aussi !

Orbret luttait. Mais il savait que son combat était perdu d'avance. Comment pourrait-il renoncer à Zelmiane et aux sentiments qui les habitaient tous les deux ? Comment pourrait-il renoncer à ce bonheur qu'il découvrait à peine ?

Il se tourna pour faire face à son amante.

— Je vivrai, dit-il. Pour toi… Rien que pour toi !

Elle cria et se jeta contre lui.

 

Longtemps après, Zelmiane se leva.

— Je vais regagner ma chambre, annonça-t-elle. Suwa va revenir auprès de toi. Aime-la aussi fort que tu m'as aimée. Je veux que tu la rendes heureuse, car elle le mérite et… et car elle m'est chère. Sache que je la considère comme ma sœur.

Orbret hocha la tête sans parler. Il regarda la fine silhouette de Zelmiane se glisser par la porte entrouverte. Quelques instants plus tard, une autre silhouette apparut, et un autre corps se leva contre le sien, ardent et chaud.

Le visage de Suwa était baigné de larmes. Incapable d'articuler une seule parole, Orbret but ces larmes. Sa bouche parcourut le visage de son amante, descendit le long de son cou, sur ses seins. Ses mains caressèrent des collines de chair et des vallons soyeux. Les sanglots de Suwa se muèrent en gémissements, puis en cris.

Elle souffrait, mais quand il la pénétra, il reconnut son excitation. Il la prit plus violemment qu'il n'avait jamais fait, et elle lui répondit de même.

 

Ce fut à l'aube, alors qu'il se décidait à repartir, qu'elle lui dit :

— Orbret… J'attends ton enfant…

Il demeura figé, frappé par la foudre. Il faisait plus clair, dans la petite chambre. Il la regarda. Ses yeux ne se dérobaient pas. Il sut qu'elle disait vrai, qu'elle ne cherchait pas à le leurrer par quelque basse manœuvre. Elle ne pleurait plus. Elle attendait qu'il parle.

Il avait la bouche trop sèche. Alors elle reprit :

— Si tu veux que je fasse passer l'enfant… Si tu veux que je te quitte… Si tu veux que je meure…

Il tomba à genoux auprès d'elle, lui prit les mains.

— Je t'épouserai, Suwa, dit-il avec gravité. Je t'épouserai… Ton enfant vivra, et ce sera le mien…

— Orbret…

— Ne parle pas !

Il la serra contre sa poitrine. Un gouffre s'ouvrait devant lui, et il savait qu'il allait y tomber.

Vers le milieu de la matinée, un novice vint appeler Orbret. Le jeune homme se vêtit et se coiffa avec soin, puis il suivit l'apprenti-moine, lequel boitait bas, un pansement appliqué sur la cuisse. Il se retrouva en face de Singu, qui leva sur lui des yeux durs. Orbret resta de marbre, soutenant le regard de l'abbé malgré son désarroi. Il savait déjà ce qu'allait lui reprocher Singu, et il se raidit pour supporter l'humiliation.

— Nous vous devons beaucoup, Orbret Afeytah, commença le moine après un long silence. Grâce à vous, nous avons purgé la montagne des brigands… Mais cette nuit, vous vous êtes rendu coupable d'une intolérable grossièreté. Vous avez insulté à ces lieux saints.

Orbret inclina la tête.

— Vous avez raison, saint homme, répondit-il. Je vous prie d'excuser mon inconduite… Le combat m'avait échauffé…

— En aucun cas cela ne peut être une excuse ! En allant retrouver une femme, vous avez sali des murs sacrés où le célibat et la chasteté sont de rigueur.

Singu parlait calmement mais durement. Ses paroles pénétraient le cœur d'Orbret. Le jeune homme avait envie de pleurer.

— Fustigez-moi, saint homme, dit-il humblement. Je mérite votre mépris. Tout ce que vous me dites n'équivaudra jamais aux reproches que je me fais moi-même. Je suis indigne de paraître devant vous.

Singu garda un instant le silence. Puis il se leva et saisit une baguette. Les dents serrées, Orbret se dépouilla de sa tunique.

Sans sourciller, mais le font baigné de sueur, il subit les trente coups que lui infligea le moine. Enfin, Singu retourna s'asseoir. Quand il reprit la parole, ce fut avec plus de douceur.

— J'accepte vos excuses, Orbret Afeytah, comme vous avez accepté votre châtiment… Mais je ne puis tolérer que vous restiez plus longtemps ici. Je vous prie de partir aussitôt que possible.

À nouveau, Orbret inclina la tête. Les reproches étaient durs mais mérités.

— Vos blessés resteront le temps de se remettre. Puis ils quitteront le monastère.

— Oui, saint homme.

Singu hésita avant de poursuivre :

— Je me vois contraint d'avertir le seigneur Wiolan Hazuka de votre inconduite. Il me devra également des excuses.

Orbret avala sa salive. Il ne s'était pas attendu à ce que la colère de l'abbé aille jusque-là. Mais une étrange résignation l'habitait, depuis les heures passées entre les bras de Zelmiane et depuis que Suwa lui avait appris sa future paternité. Et puis, avec un humour involontaire, il se dit que la réaction de Singu aurait été bien pire si le moine avait pu savoir avec qui il avait passé une bonne partie de la nuit.

— Vous agirez ainsi que vous le devez, saint homme, répliqua-t-il. Mais avant que je parte, m'est-il possible de vous adresser une prière ?

Singu fronça les sourcils.

— Parlez.

— Je ne suis qu'un misérable pour avoir profané ce temple. Je désire vous faire don de tout ce que je possède… Je désirerais aussi que… que vous me mariez avec… avec dame Suwa… ici même… Sans attendre.

Singu ouvrit une bouche ronde, malgré l'emprise qu'il avait sur lui-même. Il attendit un long moment avant de répondre :

— Je vous marierai, Orbret Afeytah… Puis vous partirez.

Le vent frais soufflait du nord. Les nuages couraient dans le ciel. Orbret les regarda longuement. Il se sentait seul. Pourtant, Suwa était là, marchant derrière lui, vêtue de blanc. Suwa… Son épouse…

Orbret se sentait seul… Son caractère était-il si mauvais ? Si difficile ? Pourquoi la violence, l'indiscipline, la folie venaient-elles bouillonner en lui ? Pourquoi sa chair l'abusait-elle ? Atteindrait-il jamais à la Vérité, à l'Absolu ? Il avait perdu l'amitié et l'estime de Singu.

Il avait gagné une épouse et l'amour démesuré de Zelmiane…Orbret regardait les nuages. Il leur ressemblait. Il filait vers un but inconnu.

Orbret Afeytah avait peur, quand il donna à sa troupe l'ordre de reprendre sa marche. Dans la même direction que les nuages.